Nous avons mouillé tout contre le sud du Cap Dejnev, et puis tout contre un gros névé dans la baie Laurentia, près d'un village abandonné. Ensuite contre une falaise-talus émaillée de crânes de baleines. Ce matin, au pied du village de Lorino. Constructions, sur une butte entre deux lagunes. Cheminée de centrale électrique : la fumée part à l'horizontale vers le large. Plage sombre où on aperçoit des cahutes et des gens ! Des gens !
Aucun des deux hors-bord de l'annexe ne répond. Désespérés de ne plus mettre pied à terre depuis des jours, nous étions à armer nos quatre pagaies, profitant d'une accalmie du vent, lorsque une baleinière en métal, chargée de visages aux yeux bridés, souriants, est venue accoster le Manguier. Immédiate sympathie. Ils nous ont embarqués. Un jeune parmi eux, qui travaille à la conserverie de viande de morse et de phoque, parle anglais.
Par un pertuis, l'embarcation mue par un 150 chevaux se glisse dans un chenal qui serpente à travers la toundra et parvient au revers de la plage. Côtes de baleine comme glissière à bateau. Nageoires de baleines : pare-battages abandonnés. Nous apprenons que les garde-côtes de Laurentia ont prévenu que nous n'avons pas le droit de débarquer. Nous avons une heure avant leur arrivée pour jeter un coup d'œil sur le village. "Il y a des heures dans la vie qui comptent plus que d'autres", remarque Phil avec justesse. La mairie (?), ses 5 ordinateurs (diaporama de l'abattage des rennes dans l'arrière-pays) et sa vitrine de bibelots en dent de morse, à vendre. L'école et ses garçons rieurs sautant le grillage d'enceinte comme des acrobates de cirque pour rejoindre Agathe. Les immeubles sur plots. Un géranium rose derrière la fenêtre d'une maison grise. Les sourires, les regards. Les clapiers en batterie sur pilotis : élevage de renards arctiques ; vivotant. La centrale à charbon, pour l'eau chaude ; en panne. Les ouvertures des fosses à viande; l'odeur.
Puis attentes, sur la plage désertée, avant puis après l'arrivée de la jeep des garde-côtes russes en treillis (qui emporte notre Phil). Il neige. Les goélands dégustent des monticules: tête et viscères de baleine. Dans des caisses à claire-voie et des bailles en fer, entre les cahutes-ateliers des pêcheurs, des blocs de matière animale (viande ? graisse ? peau ?). Flaques de sang. Un chien dort. Fagot de longs avirons. Trois baleinières à clins, fines. Une en peau de morse tendue sur une carcasse de bois ligaturé de cuir. Canots de métal. Épave de remorqueur rouillée gîtée dans le sable.
Il neige. Un jeune Tchouktche au visage tordu de cicatrices nous amène à l'abri, dans une maisonnette couleur ciment dominant la plage. Sans doute le QG des pêcheurs. Une pièce, deux fenêtres de vigie, une table avec des dominos, un poêle éteint, un téléphone en bakélite, un menton de morse dans une marmite, un moteur hors-bord, des peaux de renne sur des bas flancs, un couteau de femme (uluk ?) sur l'appui de la fenêtre. Surtout: le thermos. Le gars remplit de grands quarts de thé sucré, brûlant. Fait signe que c'est pour nous.
Karin, merci pour ce récit qui nous permet de partager un peu l’état d’esprit des Mangonautes. Emue, depuis mon lointain Vietnam, j’espère très fort que vous prenez tous bien soin de vous. Affection à vous tous, avec des suppléments pour chacun des membres de la famille « Vagabond ».
J'aimeJ'aime
ici les Tchouktches seraient rapidement conduits en centre de rétention administrative, CRA, je suis contents pour eux qu’ils restent là où ils vivent
merci des nouvelles, assez fragmentaires, je trouve, de la part d’Eric, France et Léonie, enfin Léonie ne doit pas être encore de bidouiller sur un clavier
J'aimeJ'aime
On a craint Z. et moi que tu ne nous ramènes un Tchouktche à dent de sabre…
J'aimeJ'aime