Karin
Les havres peu profonds et abrités gèlent avant le reste. Le 20 décembre, Keven est allé en annexe voir Kaasarfik : la mer se figeait sur toute la surface de la baie. Dans le port d’Aasiaat, elle précipitait en bancs de petites méduses. Prévisions pour les jours suivants : des températures de -20°.
Le moment tant attendu. « On partira demain», dit Keven.
Le Manguier était plaqué contre le quai par un vent d’ouest. Encastré entre, à sa proue, deux ligneurs-fileyeurs à couple et, à sa poupe, deux lourds chalutiers à couple, bâtis comme des tanks. Dont les amarres tendues à bloc coinçaient celles du Manguier sur leur bollard. Pas d’activité à bord des bateaux de pêche, ils ont arrêté de travailler, la conserverie a fermé pour les fêtes.
21 décembre, solstice d’hiver. À partir de 4 heures du matin, nausée, frissons, migraine, insomnie et visions d’horreur (avec mes jarrets noueux et mes bottes Baffin façon scaphandrier, je tente de sauter du quai sur le bateau après avoir largué la garde avant, tentative suicidaire évidemment, je tombe entre les deux dans l’eau à -1° et le vent plaque le bateau…) : tel est mon lot. Tandis que je me recouche après deux Doliprane et un gémissement, Keven se lève calme et compatissant (« Tu as pris tes vitamines ? ») et, après lui, le jour.
Dans notre imagination, pour notre départ (qui avait lieu bien entendu à onze heures et se poursuivait par une navigation et une arrivée pendant les 3 heures de lumière), nous avions un vent nul. Au Père Noël, j’avais demandé en sus quelqu’un sur le quai pour nous larguer les amarres.
Sur l’eau du port, des feuilles de nénuphars en sucre, alias « pancakes », confirment qu’il faut partir. Le vent n’a pas molli. Le ciel est sombre. « Si le vent se calme, dit Keven, on part ». Il a tout préparé, contrôlé, peaufiné. Mis du chauffage dans la timonerie, déneigé le toit d’icelle (une bonne habitude d’automobiliste québécois), trouvé une raclette pour les vitres givrées, fait tourner le moteur, et j’en passe. ATTENTE. Les deux gros chalutiers déserts restent bridés au quai. La nuit va tomber. ATTENTE.
Keven jette un coup d’œil dehors : « Oh ! il n’y a plus de vent… » Le moteur chauffe. Quelqu’un appelle les matelots du chalutier brideur. Mathilde-la-missionnaire apparaît pour larguer nos amarres. La garde avant se tend, force et grince, le Manguier décolle sa hanche du quai, on largue tout, Keven exécute une parfaite sortie de créneau en marche arrière, évitant haut la main les diverses « chaloupes » mouillées dans l’éventuelle trajectoire… machine avant vers Kaasarfik ! JUBILATION!
Pendant la manœuvre, la nuit tombe. Les îles dans leurs draps blancs se font spectrales. Je racle frénétiquement les vitres auto-givrantes de la timonerie en m’efforçant de ne pas cacher au Capitaine-Barreur les écrans GPS et radar. On scrute la « noirceur » (i.e, l’obscurité, en québécois), à l’affut de petits icebergs égarés. Quand on vire la pointe Est de l’île d’Aasiaat, on est dans le cirage, vent fraîchi et neige de face. Au radar et au ralenti, le Manguier entre dans la baie de Kassarfik, faut le voir sur l’écran pour le croire. Le Capitaine, entre ses dents : « Est-ce qu’il y aura la glace ? ». Nos cous tendus en avant, le carreau de la timonerie coincé soulevé grand ouvert, nos yeux pédonculés. Au milieu de la noirceur… du blanc, du blanc, un immense tapis blanc !… « La glace… on est sauvés » murmure le Capitaine et, de la main, il maintient le carreau ouvert pour qu’il ne retombe pas au moment du choc avec ce blanc, même si on est à moins d’1 nœud – on court sur notre erre. Mais non, pas le moindre choc. Dans la lumière du projecteur de pont enfin allumé, le « slush » couvert de neige embrasse la coque du navire comme un doux cocon en coton qui amortit l’effet du vent. ÉMERVEILLEMENT.
Tout doucement, sur l’accueillant tapis, le Manguier gagne son mouillage. La neige danse. Silence.
Keven
Pour moi, c’est les vacances. Le gros stress est passé comme dans du beurre. Le capitaine revient dans une semaine. Moi, je prends l’avion pour l’Europe le 12 janvier. Je serai au Québec en février. Le bateau est pris dans les glaces depuis hier, après une courte navigation vers le paradis, sans arrêt forcé au purgatoire (normal, on est de vrais anges). C’est tellement impressionnant.
Ferme les yeux et imagine-toi ça (tu fermeras les yeux après avoir lu) : 15h00, 21 décembre, Capitaine Grondin démarre les moteurs. Vent fort se fait sentir dans le tuyau de la cheminée. Le thermomètre indique très froid. Le bateau a des glaçons dans le nez. On prend le large. Au large, tempête de neige et un ciel noir noir comme du charbon. Grondin a les yeux sur le radar, son seul œil sur la mer. 17h00, on arrive à destination dans la baie couverte de glace. Le moteur force, un peu, pour perforer cette pellicule glacée. L’eau est blanche, le ciel couvert d’aurores boréales roses et vertes, tel un sapin de Noël. 18h00, le bateau est chez lui, le fond de culotte pris dans la glace. Il vente fort, mais la glace l’empêche de bouger. Capitaine Grondin tape dans la main de son équipière. Feu de bois et chocolat, joie!
Si tu savais comme j’aime l’Arctique. Ici c’est la paix, la vraie paix. Si seulement j’avais pas besoin d’autre chose que de la paix…

Grandiose récit à deux voix ! Merci!!!!!!!! Heureuse de vous savoir au sec et contents.
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Merci de nous faire rêver pour Noël c’est cool de visualiser vos manœuvres dans la blancheur glacée et les couleurs des aurores
Depuis Paris
Je vous envoie un peu de lumière et de chaleur
Laure
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